Économie / mars 2017

« Jobs, jobs, jobs » : le paradoxe des Etats-Unis ?

Le présent flash se penche sur l’apparent paradoxe nord-américain entre, d’une part, la situation globalement favorable du marché du travail outre-Atlantique et, d’autre part, l’importance de la priorité politique accordée à la création d’emplois sur le territoire national.

1. Approche nationale : un marché du travail proche du plein-emploi

Légèrement inférieur à 5 % depuis le milieu de l’année 2016, le taux de chômage aux Etats-Unis a été divisé par deux depuis le pic consécutif à la Grande récession (10 % en octobre 2009). Après le creux atteint début 2010, le volume d’emploi a retrouvé son niveau d’avant-crise dès le deuxième trimestre 2014. Depuis, l’économie nord-américaine a créé plus de 7 millions d’emplois supplémentaires. Si certains indicateurs demeurent problématiques (bien qu’en baisse, la part du chômage de longue durée reste supérieure à son niveau d’avant-crise ; le taux d’activité n’a fait qu’enrayer sa chute au cours des mois récents), la Réserve fédérale met en avant l’amélioration générale du marché du travail qui justifie, avec d’autres indicateurs (croissance, inflation), le resserrement progressif de sa politique monétaire entamé fin 2015. Dans la décision rendue le 15 mars, la Fed, qui a décidé de relever le taux des Fed funds (la fourchette de taux passe ainsi à 0,75 % / 1 %), estime que « the labor market has continued to strenghten (…) job gains remained solid and the unemployment was little changed » [1] .

2. Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin : quand trois Etats basculent…

Le 8 novembre dernier, Donald J. Trump a remporté l’élection présidentielle avec 306 grands électeurs, contre 232 à Hillary R. Clinton [2] . Si la victoire de cette dernière au suffrage direct a été largement relayée (65,9 millions contre 62,9 millions), le détail par Etat est, lui, passé relativement inaperçu. Pourtant, il est indispensable d’analyser les résultats dans les « Swing states » compte tenu du mode de scrutin. De façon plus détaillée, quatre Etats ont connu des scores particulièrement serrés, dans la marge d’erreur statistique : Floride (où D. Trump l’a emporté avec une avance de 2,5 %, pour 29 grands électeurs), Wisconsin (1,6 %, 10 grands électeurs), Pennsylvanie (1,5 %, 20 grands électeurs) et Michigan (0,5 %, 16 grands électeurs). Dans ces trois derniers Etats, la dernière victoire du candidat républicain remontait à 1984 (Wisconsin) et à 1988 (Michigan et Pennsylvanie). D’un point de vue économique, la comparaison des taux de chômage n’apporte pas d’évidents éléments de différenciation, les écarts étant, fin 2016, contenus (inférieurs à + 1 point pour le Michigan et la Pennsylvanie) voire négatifs (le taux de chômage du Wisconsin était ainsi inférieur à la moyenne nationale).

En revanche, une approche plus générale du marché du travail depuis le début du 21e siècle permet d’établir que : 1) les trois Etats ont une population active qui augmente moins vite que la moyenne (elle décroît même dans le Michigan) ; 2) en lien avec ce moindre dynamisme, le volume d’emplois a connu une évolution moins favorable que la moyenne, ceci étant particulièrement visible dans le Michigan ; 3) les trois Etats, qui se caractérisent par une fraction de l’emploi manufacturier dans l’emploi local supérieure à la moyenne nationale, ont été particulièrement frappés par le recul de l’industrie.

3. Polarisation du vote et commerce international : quels liens ?

La campagne électorale présidentielle de 2016 a été marquée par d’intenses débats sur l’impact social du libre-échange. Un certain consensus transpartisan est apparu à cette occasion, mettant en avant le rôle prétendument négatif de la Chine dans l’emploi aux Etats-Unis. Dans un article de recherche récent [3] , Autor, Dorn, Hanson et Majlesi étudient les liens entre le comportement électoral aux scrutins relatifs à la Chambre des représentants et l’exposition aux importations chinoises au niveau local sur la période 2002-2010. Ils trouvent que les circonscriptions ayant connu les plus fortes progressions en termes de pénétration des importations chinoises ont eu tendance à élire des représentants de plus en plus éloignés du centre de leur parti [4] , à la fois côté républicain (émergence du « Tea Party ») et côté démocrate. Plus qu’une polarisation croissante entre les deux grands partis traditionnels, les auteurs soulignent l’importance des évolutions au sein de ces derniers à la faveur des rotations électorales (la Chambre est renouvelée entièrement tous les deux ans), cet effet étant particulièrement sensible pour les élus républicains. De fait, la seule étiquette d’appartenance semble insuffisante pour caractériser les élus. Elle conduirait même à des interprétations erronées : selon Autor et al, « Were we to analyze only party vote shares and the party affiliation of victors, we would erroneously conclude that trade shocks had a negligible effect on the ideological composition of Congress ».

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« Bring our jobs back » : efficace d’un point de vue politique, ce slogan peut toutefois apparaître paradoxal dans un pays proche du plein-emploi. Pour le comprendre, une analyse territoriale est nécessaire : en l’espèce, lesdits « jobs » font référence à des emplois de certains Etats historiquement spécialisés dans la production industrielle. La forte pondération de ces Etats dans le discours politique est directement liée au mode de scrutin. Ainsi, en 2016, trois d’entre eux ont fait basculer l’élection de justesse. La critique virulente de l’étranger (Chine, Allemagne…) ne cacherait-elle pas un besoin, plus profond, de rééquilibrage interne (entre les aires géographiques, les individus…) ? Loin d’être exclusivement nord-américain, ce débat traverse l’ensemble des économies « avancées ». Confrontées à des mutations d’ampleur, elles doivent rechercher des solutions nouvelles si elles souhaitent relever avec succès le défi des « gagnants » contre les « perdants » de la mondialisation.

[1] Federal Reserve press release, March 15, 2017
[2] Pour mémoire, le seuil à atteindre pour remporter l’élection est de 270 grands électeurs
[3] « Importing Political Polarization ? The Electoral Consequences of Rising Trade Exposure », Autor et al, December 2016.
[4] La sensibilité politique de chaque représentant est mesurée par un indice qui prend en compte son historique de vote.