1. Comment mesurer l’économie nord-coréenne ? Quelques éléments de réponse
« Régime dictatorial à parti unique » [1] selon le Quai d’Orsay, la République Populaire Démocratique de Corée, ou Corée du Nord, fondée en septembre 1948, ne publie pas de données statistiques économiques et sociales. Depuis 1991, la Banque centrale de Corée du Sud (Bank of Korea, BoK) estime le PIB nord-coréen à travers un faisceau d’indicateurs fournis notamment par le ministère de l’Unification et les services de renseignement sud-coréens et internationaux (CIA). Ceci appelle donc à prendre les résultats qui suivent avec beaucoup de prudence. Selon la BoK, le PIB nord-coréen de 2016 faisait apparaître une structure très différente de celle de l’économie de marché sud-coréenne, tournée vers l’industrie et le tertiaire privé. Elle était ainsi marquée par l’importance des services publics (22 %), de l’agriculture (22 %) et de l’exploitation minière (13 %). Cette dernière alimente la (limitée) industrie exportatrice du pays (près de 3Md$, soit le 119 e exportateur mondial), un tiers des exports ayant été réalisé dans la rubrique « Briquettes de charbon » d’après l’Observatoire de la complexité économique du MIT. Le premier partenaire commercial du pays serait, de très loin, le voisin chinois [2] avec plus de 80 % des exports et des imports. D’un point de vue, démographique, la Corée du Nord disposerait d’une population totale de 25 millions d’habitants, dont 14 millions formeraient la population active du pays, soit environ la moitié du voisin sud-coréen (avec, respectivement, 51 et 26 millions).
2. Nord vs Sud : quelles dynamiques au cours du dernier quart de siècle ?
Depuis le début de la série statistique en 1990, la Corée du Nord aurait été en récession à 14 reprises, soit près d’une année sur deux. La longue récession du début des années 90 n’a pas été compensée par la suite, d’où une croissance moyenne négative sur l’ensemble de la période (- 0,4 %). En termes réels, le PIB nord-coréen se situait en 2016 près de 13 points en dessous de son niveau de 1989. La comparaison avec la Corée du Sud est saisissante : ainsi, avec un taux de croissance du PIB de 5,3 % en moyenne au cours de la période, la richesse nationale sud-coréenne a quadruplé en moins de trois décennies. Bien que violente, la crise asiatique de 1998 n’a pas enrayé la progression de ce qui est devenu la 11 e puissance économique mondiale (2 e pays de l’OCDE en termes de dépenses de R&D, leader mondial dans les technologies de l’information et de la communication).
3. Un pays en voie de « dollarisation » ? Les résultats d’une enquête
En l’absence de données, il est délicat de rendre compte de façon quantifiée des conditions de vie apparemment sévères imposées par le régime. Dans une enquête réalisée auprès de 231 réfugiés nord-coréens [3] , la BoK s’intéresse au processus de « dollarisation » du pays : derrière ce terme générique souvent utilisé par le passé dans différents pays émergents (Argentine, Cambodge, Laos, Russie…), on trouve la substitution progressive de la monnaie locale, ici le Won nord-coréen (NKW), par des devises étrangères ($ des Etats-Unis et Yuan-RMB chinois). Initiée au début des années 90 suite à la disparition de l’Union soviétique et à la fin du commerce préférentiel entre pays socialistes, la dollarisation a été permise par une certaine ouverture aux échanges internationaux. Ceux-ci ont fait entrer des devises dans le pays qui ont ensuite rejoint le secteur informel. Lorsque la monnaie locale est peu crédible, la détention d’une devise étrangère est un moyen de se protéger contre une forte inflation : à titre d’illustration, le prix du riz aurait augmenté de plus de 60 % chaque année en moyenne entre 2003 et 2008. Toutefois, la dollarisation aurait connu une accélération après la réforme monétaire de 2009. Annoncée le 30 novembre, celle-ci prévoyait une redénomination de la monnaie (100 : 1) dans des conditions confiscatoires puisque les citoyens ne disposaient que d’une semaine pour effectuer la conversion, par ailleurs plafonnée à 100k anciens NKW [4] . Depuis, la BoK estime que le NKW est en net recul au profit du $ et, surtout, du Yuan-RMB : ainsi, la devise chinoise serait désormais le principal moyen de paiement dans les régions frontalières du nord, tout comme dans les transactions de produits non-alimentaires (électronique : TV, réfrigérateurs, ventilateurs ; logement). Au-delà de cette réforme, deux autres facteurs soutiendraient la dollarisation : d’une part, la promotion implicite des devises par les autorités dans certains secteurs (téléphonie mobile, « Narea card » dans le commerce) ; d’autre part, les exportations (charbon, main d’œuvre) ont pour contrepartie l’entrée de devises. Selon le renseignement sud-coréen, les 50 000 travailleurs nord-coréens employés à l’étranger (Chine, Russie, Afrique) pourraient générer 1 à 2Md$ de « remittances » (virements des immigrés) par an.
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Focalisé sur les questions militaires, le débat sur la Corée du Nord tend à oublier que la politique de
« byongjin » (« double poussée ») du régime s’appuie à la fois sur le développement des capacités nucléaires et de l’économie nationale. A l’instar des anciens Etats socialistes, le pouvoir doit gérer la contradiction permanente entre sa nature dictatoriale et la volonté plus ou moins implicite de favoriser l’éclosion de mécanismes de marché qui facilitent la vie quotidienne. Les rares données disponibles font en effet apparaître une économie largement sous-développée qui explique certaines situations extrêmes sur le plan humain (famines). Au « Pays du matin calme », le défi économique pourrait bien devenir la contrainte principale du régime à moyen terme.