Économie / février 2017

Une guerre des changes pour la compétitivité ?

Selon certains observateurs, une « guerre des changes » serait à l’œuvre entre les principales économies : le présent flash analyse cette question, en faisant le lien avec les enjeux de compétitivité à l’export.

1. Du taux de change bilatéral au taux de change effectif : de quoi parle-t-on ?

Revenant régulièrement au centre du débat, l’évolution du taux de change influence les décisions des acteurs, les relations commerciales et les stratégies des entreprises. Elle a un donc un rôle micro et macro-économiques de court terme. Toutefois, si les parités « bilatérales » focalisent l’attention médiatique (€ vs $, £ vs Yen…), le suivi de leurs évolutions est insuffisant pour évaluer précisément le niveau de chacune des monnaies. En effet, un taux de change est une valeur nominale qui ne tient compte ni de l’inflation ni de la structure des échanges entre un pays et ses partenaires commerciaux. Ainsi, une appréciation du taux de change nominal d’un pays peut être compensée par une évolution des prix plus faible que dans les autres économies. C’est la raison pour laquelle les économistes s’intéressent au taux de change effectif réel [1] (TCER), qui permet d’offrir une vision synthétique de la compétitivité- prix d’un pays par rapport au reste du monde. Calculé sous forme d’indice, le TCER est suivi, entre autres, par la Banque des règlements internationaux (BRI) sur une base mensuelle : là où une hausse de l’indice indique une appréciation globale de la devise, une baisse signale une dépréciation.

Depuis 2010, plusieurs mouvements sont à l’œuvre au sein des principales économies mondiales : en Chine, la tendance générale est à la nette appréciation du Yuan (RMB) malgré certains épisodes de repli, en lien avec la volonté politique d’ouverture progressive et d’internationalisation du RMB, qui demeure une monnaie administrée ; à l’inverse, le Yen japonais s’est clairement déprécié dans le sillage des « Abenomics » et de la politique monétaire de la BoJ [2] . Au Royaume-Uni, la £ était sur une trajectoire d’appréciation jusqu’à la fin 2015, avant le net retournement constaté en amont du référendum de juin 2016. En zone euro et aux Etats-Unis, les évolutions ont été dans l’ensemble plus limitées jusqu’en 2014, date à partir de laquelle le TCER du $ s’appréciait tandis que celui de l’€ se dépréciait, bien que dans une moindre mesure. Au-delà des différences cycliques, ceci refléterait la divergence entre les politiques monétaires des deux côtés de l’Atlantique, avec, d’une part, la fin de l’expansion du bilan de la Fed et la remontée progressive des « Fed funds » et, d’autre part, le début du « quantitative easing » européen.

2. Une coordination internationale pour éviter la « guerre des changes » ?

Au cours des derniers mois, le référendum britannique et l’élection présidentielle nord-américaine ont ravivé la crainte exprimée dès 2010 par le ministre des Finances brésilien, G. Mantega, d’une « guerre des changes internationale ». Dans le contexte de sortie de la Grande récession, chaque pays aurait cherché à déprécier sa devise afin de gagner en compétitivité-prix, relançant le risque des politiques du « chacun pour soi » (« beggar-thy-neighbor »), d’où le paragraphe régulier des déclarations du G20 sur la question [3] . Souvent invoquée compte tenu des externalités multiples des politiques économiques, la coordination internationale est-elle la solution pour améliorer le fonctionnement de l’économie mondiale ? A cette question importante, la littérature économique apporte des réponses pour le moins mitigées : d’un point de vue empirique, hors période de crise aigüe (octobre 1987, septembre 2001, octobre 2008), les quelques expériences des « Accords » des années 70-80 (Bonn, Plaza, Louvre) auraient été peu efficaces ; d’un point de vue théorique, plusieurs arguments montrent les limites d’une telle approche (différences de position des économies dans le cycle, décalage entre le contexte dans lequel un accord est négocié et celui où il est mis en œuvre…) en sus des questions institutionnelles (la légitimité de la politique économique reste très largement nationale). Dressant un parallèle entre la situation actuelle et celle des années 30, Barry Eichengreen (Berkeley) [4] juge qu’il existe une différence fondamentale entre les deux époques : ainsi, tandis que les « dévaluations compétitives » des années 30 faisaient suite à un choc déflationniste « symétrique » (la crise de 1929) dans un univers de changes fixes, la Grande récession en 2008-2009 a représenté un choc « asymétrique ». En effet, là où les économies avancées vivaient un recul de l’activité et des pressions déflationnistes, plusieurs émergents étaient en surchauffe (fortes croissance et inflation). Dans ce contexte, une coordination optimale aurait requis une politique budgétaire nettement plus restrictive chez les émergents afin de contrer les effets de l’expansionnisme monétaire des avancés. Pour Eichengreen, cette coordination n’a pas eu lieu pour des raisons politiques (impopularité du resserrement budgétaire), les émergents préférant recourir à des mesures protectionnistes et de contrôle des capitaux.

3. Parts de marché à l’export : le rôle déterminant des facteurs non pécuniaires

Dans le débat public, la dépréciation d’une devise (ou sa dévaluation dans un régime de changes fixes) doit se traduire de façon systématique par une amélioration de la compétitivité-prix et donc une stimulation des exportations, la faisant apparaître comme un outil privilégié de politique économique (voir analyse empirique en annexe). Dans un article de recherche académique [5] , K. Benkovskis et J. Wörz soulignent les limites de l’approche du TCER, qui repose sur des hypothèses fortes (élasticité de substitution unique entre les biens) et exclut par construction les paramètres hors-prix. Ils rappellent, en outre, que le rôle des facteurs pécuniaires dépend du degré de substituabilité entre les biens, qui peut être extrêmement variable. A partir d’un modèle de commerce international comportant les principales économies (G7 et « BRIC ») et de données désagrégées sur la période 1996-2011, ils montrent que l’évolution des parts de marché à l’export est avant tout déterminée par des facteurs non pécuniaires (goût des consommateurs, qualité des produits…) et ce quel que soit le pays : ainsi, c’est la compétitivité hors-prix qui expliquerait la montée des émergents et, symétriquement, le recul des pays « avancés ».

***

« Manipulation de devise », « guerre des changes » : le prix de la monnaie semble revenir à la mode à la faveur des recompositions géopolitiques en cours. S’il fait partie du paysage des instruments de politique économique à court terme et requiert une vigilance attentive, le taux de change ne saurait être « l’arbre qui cache la forêt ». Loin des lieux communs, selon lesquels la dépréciation serait l’arme « ultime » pour relancer l’économie (argument oubliant au passage la propriété, triviale, selon laquelle la dépréciation de l’un est l’appréciation de l’autre), la littérature économique insiste, une fois n’est pas coutume, sur l’importance des facteurs non monétaires (qualité, variété et différenciation des produits et des services…). La leçon est claire : un problème structurel ne peut être réglé par une politique conjoncturelle.

Annexe : une dépréciation du change se traduit-elle forcément par des gains de parts de marché ?

La présente annexe analyse les exemples allemand et britannique. Ces deux cas ont été choisis en raison de trajectoires symétriques en matière de commerce extérieur de biens (une multiplication par 4 de l’excédent allemand et du déficit britannique entre 1999 et 2015). En théorie, le TCER et les parts de marché doivent être de signes opposés. Les résultats sont les suivants : 1) conformément à l’intuition, le TCER est corrélé négativement au volume des exportations en Allemagne (mais pas au Royaume-Uni) ; 2) la corrélation entre l’évolution du TCER et celle des parts de marché apparaît très faible, avec des situations contre-intuitives (gains de parts de marché et appréciation du TCER, et inversement). La réponse à la question est donc négative : les performances respectives de l’Allemagne et du RoyaumeUni apparaissent très largement indépendantes du taux de change effectif réel.

[1] Formellement, le TCER d’un pays i s’écrit de la façon suivante (avec Qij le taux de change réel bilatéral et αij la part de chaque pays j dans le commerce extérieur du pays i) : TCER = ∏ ????????????????????� 
[2] Le quantitative easing ne serait toutefois pas systématiquement synonyme de dépréciation du taux de change, cf. « Lessons from Quantitative Easing : Much ado about so little ? » Gros, Alcidi and De Groen, CEPS Policy Brief, n° 330, March 2015.
[3] Extrait de la déclaration suite au sommet de Hangzhou, 2016 : « We reiterate that (…) disorderly movements in exchange rates can have adverse implications for economic and financial stability. (…). We reaffirm our previous exchange rate commitments, (…) we will refrain from competitive devaluations and we will not target our exchange rates for competitive purposes »
[4] « Currency War or International Policy Coordination ? », B. Eichengreen, January 2013
[5] « What drives the market share changes ? Price vs non-price factors », Benkovskis & Wörz, WP n° 1640, ECB, February 2014.