1. « Normalisation de la politique monétaire » : de quoi parle-t-on ?
Depuis le déclenchement, il y a dix ans, de la crise des « subprimes » et le début de la Grande récession, les banques centrales ont été très actives. Outil principal à leur disposition, les taux d’intérêt ont été fortement abaissés en quelques mois, atteignant le plancher de 0 %. Considérée insuffisante pour faire face à la conjoncture, cette action a été complétée par la mise en place d’une politique « non conventionnelle » : « forward guidance », destiné à garantir aux acteurs une stabilité des taux sur une longue période ; assouplissements « qualitatif » et « quantitatif », visant à faciliter les conditions de financement. Dans le cas du « quantitative easing » (QE), l’ambition est d’agir à la baisse sur les taux longs : en acquérant des titres obligataires, la banque centrale fait augmenter la demande pour ces derniers, d’où une hausse du prix et une baisse du taux (« effet balançoire »). S’il ne dispose pas d’acception précise, le concept de « normalisation de la politique monétaire » se définit par rapport à cette situation exceptionnelle. Dans l’absolu, la politique monétaire sera « normalisée » lorsque les taux seront revenus à leur niveau d’avant-crise et que les instruments non conventionnels cesseront d’être utilisés. Toutefois, cette approche stricte néglige le caractère nécessairement graduel de tout changement de cap monétaire : dans les faits, la normalisation débute quand l’exceptionnel cesse son expansion.
2. Fed : « Work in progress »
Dans une définition volontairement imprécise, la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) estime que « “normalization of monetary policy” refers to plans for returning both short-term interest rates and the Federal Reserve’s securities holdings to more normal levels ». Ainsi, les niveaux « normaux » ne sont pas spécifiés, ce qui laisse une grande marge de manœuvre à l’institution pour définir la cible et le calendrier de l’ajustement monétaire.
Dans un discours récent [1] , le gouverneur J. Powell rappelle que la normalisation de la politique monétaire outre-Atlantique a commencé en 2014, lorsque la Fed a décidé l’arrêt de son programme d’achat d’actifs (sortie en « sifflet » entre janvier et octobre : de 85Md$ à 75Md$, puis de 75Md$ à 65Md$…). Son bilan s’est donc stabilisé à compter du dernier trimestre 2014. Elle s’est poursuivie par la première hausse de taux depuis la crise en décembre 2015, suivie par celles de décembre 2016, mars 2017 et juin 2017. Pour Powell, « The normalization process is projected to have several years left to run ». Dans un protocole opérationnel datant de septembre 2014, la Fed a défini un calendrier où « la normalisation du bilan ne commencera qu’une fois la normalisation des taux des Fed funds bien avancée ». Selon le communiqué suivant la réunion du 14 juin, la normalisation du bilan commencerait cette année « sous réserve que l’économie évolue comme prévu ».
3. BCE : vers « le début de la fin » ?
A la différence de la Fed, la BCE a suivi une stratégie monétaire moins agressive lors de la crise : le taux de refinancement a convergé très progressivement vers 0 % (le taux de dépôt passant lui en territoire négatif à compter de juin 2014) et le QE européen (« APP ») n’a réellement démarré qu’en mars 2015. Dans sa configuration actuelle, l’APP doit durer au moins jusqu’au mois de décembre 2017 (60Md€/mois) : d’ici à la fin de l’année, la BCE demeurera donc dans une phase d’expansion de son bilan. Pour la suite, plusieurs scénarios sont possibles, en sachant que la BCE signale que les taux resteront au niveau actuel « bien au-delà de l’horizon » de l’APP (au calendrier à ce stade non défini). A titre d’exemple, l’APP pourrait être progressivement mis en extinction à compter de 2018, la fin des achats intervenant alors au plus tôt en juin 2018 (si – 10Md€/mois dès janvier 2018). En transposant le rythme adopté par la Fed à la zone €, la hausse du taux de refinancement ne viendrait alors qu’en seconde moitié de l’année… 2019 ! Cet exemple a une simple valeur illustrative : la BCE se déterminera évidemment en fonction d’un panel actualisé d’indicateurs macroéconomiques (en particulier l’inflation) qui fixeront le calendrier. Sur les taux, elle dispose de plusieurs options : ainsi, le taux de dépôt (devenu le taux directeur depuis la crise, cf. flash du 8 septembre 2016) pourrait être relevé en premier une fois l’APP terminé.
Très présente dans les débats économiques, la question de la normalisation de la politique monétaire (et donc des taux d’intérêt) se heurte à une difficulté à la fois conceptuelle et opérationnelle. D’un point de vue conceptuel, l’absence de définition précise s’explique par le caractère inédit de la situation post-Grande récession. S’il présente l’avantage d’offrir aux banques centrales une grande flexibilité, ce vide soulève de nombreuses questions sur les points de départ, d’arrivée et le chemin à parcourir. D’ores et déjà, un consensus semble se dégager autour de l’idée selon laquelle les taux « normaux » du 21 e siècle seront inférieurs à ceux d’avant-crise (cf. par ex. les débats sur la « stagnation séculaire », flash du 16/9/16). D’un point de vue opérationnel, les instituts monétaires sont confrontés à l’enjeu de la « stratégie de sortie ». Dans cette nouvelle « Terra incognita » où le gradualisme est érigé en règle, les banques centrales s’interrogent sur la capacité de l’économie à (re)fonctionner convenablement avec un soutien monétaire plus limité. En ce sens, elles s’inscrivent dans le débat sur la nature de l’activité économique au 21 e siècle, avec une contrainte de taille : en effet, « normaliser » leurs politiques est pour elles un impératif afin de retrouver des marges de manœuvre qui pourraient s’avérer nécessaires lors de la prochaine récession.